Histoire de Kabylie : résistances et élans émancipateurs (*) 13 décembre
« Je peux mourir aujourd’hui être fusillé demain : je sais que j’appartiens à un peuple digne qui est grand et restera grand, je sais qu’il vient de secouer un siècle de sommeil où l’a plongé une injuste défaite, que rien désormais ne saurait l’y replonger, qu’il est prêt à aller de l’avant pour saisir à son tour ce flambeau que s’arrachent les peuples et je sais qu’il le gardera longtemps. » (Mouloud Ferraoun, in Journal- janvier 1957).
Cette citation, que d’aucuns qualifient de « prophétique », de l’auteur du Fils du pauvre, dénote, au lendemain de déclanchement de la révolution de Novembre, moins l’héroïsme d’un peuple dépeint dans un épisode épique, que l’abnégation, la détermination toute humaine, la résistance d’une communauté enracinée dans l’Histoire contre le défaitisme et le refus de sombrer dans la simple survivance. Il en est ainsi, comme d’un destin qui reste à écrire, des villages kabyles, des âmes écumant le plus souvent les collines et les vallées accrochées au Dujrdjura : un advenir pluriel mais dont l’invariant semble le refus de la fatalité car, pour le kabyle, les épisodes sont toujours à forger et cela dure depuis des millénaires.
Résistance, mère de toutes les bravoures
Aussi loin que plonge l’œil de l’observateur attentif dans le passé des contrées affligées par les guerres, les conquêtes, les rebellions et les drames, l’Histoire de cette terre sainte d’Afrique du nord est bâtie de perles d’histoires personnelles que traverse, comme dans le plus singuliers des chapelets, un fil d’or trissé de mythes, de légendes, de grandeurs et de bravoures d’hommes et de femmes déterminés, tous, à prendre leur destin en main.
Ces hommes et ces femmes, qu’ils s’appellent Adherbal, Gaïa, Juba, Jugurtha, Koceila, Massinissa, Micipsa, Syphax, Sheshonq, Tacfarinas, Tarik ibn Ziad, Tin Hinan, Donat, Apulée, Dyhia, Fadhma N’Soumer, El Mokrani, Cheikh Ahdadh, Belaïd Aït Ali, Cheikh Mohand Ou Lhocine , Si Mohand Ou Mhand, Mohand Arab Bessaoud, Mohamed Haroun, Mouhand Oulhadj, Boulifa, Maameri, Ferraoun, Arkoun, Abane, Krim, Amirouche, Salem Chaker Abdelmalek Sayad, Aït Amrane, Fadhma Aït Mansour, Jean et Taos Amrouche, Lechani, Issiakhem, Iguerbouchène, Ait Ahmed, Sadi, Aït Menguellet, Matoub, Slimane Azem, Ferhat Imazighen Imoula et tant d’autres braves anonymes ou illustres esprits, ont donné leur âme sinon leur sang, chacun suivant sa voie, pour irriguer les sillons de l’Histoire de la Kabylie et de l’Algérie.
Ces parcours singuliers se nourrissent de valeurs séculaires faites de constance linguistique, adhésion au système tribal, amour immodéré de la montagne nourricière, refus irascible de la domination et sublimation de la patrie. En somme, tous adeptes et fidèles d’une religion dénommée Liberté. Plus récemment, la wilaya III a constitué le terreau de la révolution de Novembre qu’ont écumé tour à tour Krim Belkacem, Amirouche Ait Hamouda et Mohand Oulhadj. Elle fut aussi la région la plus touchée par la répression coloniale eu égard à la participation active de ses populations, bien que frappées par le dénuement et le mépris de l’occupant français.
Cette mobilisation citoyenne a subi une répression féroce faite de destruction de l’agriculture vivrière, anéantissement des villages, déplacement et cantonnement forcé des populations et violence répressive. Un étau vite desserré, dans un élan salutaire par la réorganisation/atomisation des unités de l’ALN et le truchement des légions de moussbline qui ont su sauvegarder le lien avec le village.
Aujourd’hui, des nuées de tombes et de stèles maintiennent vivace le souvenir de ces milliers de martyrs, gravant leur nom dans le marbre des sépultures. Un édifice mémoriel que se passent en témoin les générations entre elles comme pour refuser la fatalité de tout sort funeste avec le sacerdoce de ne jamais abdiquer à la domination quelle qu’elle soit.
Ath Idjeur, terre de vaillance et de mémoire
Fort de cette Histoire à relire mille et une fois car chantant la douleur et la fierté d’une Kabylie tout le temps rebelle, le visiteur en pèlerinage vers l’une de ces collines qui refusent tout pacte avec l’oubli et l’amnésie, verra son chemin forcément monter vers les Ath Idjeur. Un chemin qui se raconte par lui-même :
Ainsi, le passé d’Idjeur et son présent se confondent avec ceux du massif d’Akfadou (QG de la wilaya III) à telle enseigne que la forêt semble fixer irrémédiablement un horizon fermé pour les citoyens. Pour parvenir à la commune d’Idjeur, qui culmine à 1000 m, il faut parcourir plus de 70 km à l’extrême est du chef-lieu de wilaya de Tizi Ouzou.
La route ne finit pas de sinuer, gravissant lentement, en quittant Azazga, les flancs aplatis d’Ifigha et Bouzeguène, le long du Chemin de Wilaya n° 251. Une route qu’il faut quitter, bientôt, pour emprunter un anonyme chemin communal bordé de chétifs oliviers et faméliques figuiers. Sur le bord de la route, avec sérénité, des citoyens vaquent en famille à leurs occupations, la cueillette et le gaulage des olives. Ici et là, des ombres animales paissent une herbe fraichement secouée par les dards de l’automne. Des voitures sont laissées sur les accotements de la chaussée. La paix règne et le temps est brumeux, le soleil haut et le ciel bleu se sont effacés devant le dru d’épaisses écharpes de nuages. De toutes parts, des feux de bois fumigènes trahissent la présence de gens dans leur champ. Le secret de ce bonheur, qui n’est qu’apparence, est gardé dans les montagnes, sur les contreforts de l’Akfadou, veillant sur les sept villages : Iguersafene (chef-lieu communal), Mehaga, Ighraine, Aït Aïcha, Tifrit, Bouaoune et Ighil Boukiassa.
La commune d’Idjeur, d’une superficie de 72 km2, a été créée en 1984, en se détachant de la commune mère de Bouzeguène. Idjeur s’enracine profondément dans le massif d’Akfadou et la forêt occupe les deux tiers de son territoire.
En plein hiver, la psychose de l’enclavement s’installe dans les esprits des villageois. Ici, nul ne sera pris au dépourvu. Les stocks de bois assureront la survie immédiate des villageois, mais pas celle de la forêt qui voit ses chênes tomber les uns après les autres. A quand l’alimentation au réseau de gaz naturel, qui ailleurs a tissé sa toile métallique vers les plus recluse des cités rurales. Mais qu’à cela ne tienne puisque la singularité de la région d’Idjeur est la prise en charge citoyenne des besoins locaux en termes de développement et d’infrastructures de base. Au fils des décennies, les pouvoirs publics se sont contentés de regarder les choses se faire par et pour le citoyen.
Eu égard à son potentiel agricole et forestier, l’avenir de la région est pourtant dans la réalisation de certaines retenues collinaires sur l’oued Akfadou, où la ressource existe à profusion. Le secret des innombrables réalisations réussies par les villageois d’Idjeur réside dans la mobilisation rationnelle et optimale de l’argent des ménages et de la communauté émigrée. Cette entreprise citoyenne s’appuie sur les comités de village qui sont un outil et un mode d’auto-gouvernance séculaire et parfaitement intégré par le villageois. Chaque village a son ‘‘amin », choisi parmi le gotha des sages. Il est secondé par des ‘‘tamen » délégués, chacun par sa fratrie ‘‘adhroum ». Les cotisations locales, l’essentiel des financements, sont répartis entre chômeurs et travailleurs avec, respectivement, 50 et 100 Da/mois. Alors que la communauté émigrée contribue, pour sa part, avec 50 euros pour les ‘‘rmistes », 100 euros pour les fonctionnaires et 200 euros pour les commerçants. Et les fonds sont collectés trimestriellement.
C’est ainsi que l’alimentation en eau potable est totalement prise en charge par la population au plan financier et suivi technique. Des compteurs sont installés et la ressource est répartie en fonction du débit des sources avec un rationnement entre avril et octobre, mais sans limite pour la saison pluvieuse. Un foyer dispose de 50 à 60 l par personne quotidiennement. Des dispositifs logistiques et humains sont prévus pour cette répartition.
A présent, le défi est double pour les braves d’Idjeur : actionner et maintenir en mouvement la mécanique du développement matériel tout en gardant un regard dans la lucarne historique. Car désormais, l’esprit saint des dizaines de martyrs de la révolution de Novembre, Iguersafen en compte 99, veille sur cette contrée bercée par les tourments de l’Histoire.
Abdenour BOUHIREB
(*): cet article a fait l’objet d’une publication restreinte dans le numéro spécial de la revue du comité de village d’Iguersafen, en date du 04 décembre 2013.